Revenir journée de février ne contenait pas toutes celles vécues
ici ou ailleurs, là où la brume frange de ses apparitions des pierres que tant
de passants foulèrent. Je me suis arrêté un instant sur ses pas. Marcher comme
si rien n'avait été. Comme si cette morne. Tout était gris. Le ciel, la
garrigue, les strates même, accumulées pour je ne sais quelle ferveur, les rues
soudain plus tristes, ce jardin où, me promenant, je contemplais le singulier
visage d'une femme morte depuis des siècles, et dont , inexplicablement, je ne
pouvais abandonner le regard immobile.
A quoi songez-vous, Clara ? Et quel amour vous ronge ?
Vous demeurez en ces lieux, aussi improbable qu'aux temps où,
folle peut-être, vous composiez des poèmes pour les dire en secret à celui que
vous aimiez. Vous êtes là. Distante. Présente de toute cette distance qui tient
en votre façon un peu hautaine de jauger le silence, cependant que vous semblez
vouloir retenir le promeneur, mêlant à cette invite un refus péremptoire : déjà
loin, si loin, vous savez sans doute que ne s'étreignent vraiment, après tant
de leurres, que ceux qui délaissent à la poussière la peur de ne pas être
aimés.
Si lointaine. Si proche pourtant. Et ce n'est pas facilement
faire jouer les mots : vous découvrant une nouvelle fois, j'ai compris
davantage en quelle inaccessible patrie résident celles que l’on désire de cet
amour plus fort que les vaines raisons qui nous font exister.
J’ai marché. Il y avait le ciel, les nuages, le gris des
calcaires, toute cette lumière vague des nuages où passe une tristesse qui
ressemble à la seule forme admissible du bonheur. Voyez-vous, je n’éprouve jamais
plus fortement le sentiment de vivre qu’en ces moments comme suspendus entre
deux rives inconciliables. Il y faut cette brume. Ces pierres chiffrées. Ces
traces dont il importe peu alors de connaître l’origine : elles sont là,
métissant leurs langages, livrant leur impassibilité aux interrogations qui
restent retenues. Elles disent une sorte de paix. Une manière de repos. Et si
j’en relève les empreintes, collectionnant les figures énigmatiques, c’est sans
doute parce qu’en ces gravures de rien, ces marques élémentaires, quelque chose
n’en finit pas de me parler du monde qui, tangible, évident, n’en demeure pas
moins dissimulé sous ses propres dehors, et barré, raturé par l’errance qui
nous voue à rechercher une présence aussitôt dérobée.
Et je voudrais qu’il
pleuve, maintenant, que le ciel fût pleinement gris, haché de ce bleu si sombre qu’il est à la nuit une espèce
de supplique, avec, çà et là, ces trouées claires, ces passages miraculeux
ouverts dans l’épaisseur des ombres et que des oiseaux seuls, souverainement
seuls, toisent un instant avant de s’y engouffrer pour se jeter de l’autre côté
du monde et des choses. Et la pluie tomberait. Longue. Interminable. Une pluie
d’avril ou de septembre, une eau sous laquelle il me serait possible d’aller, hurlant des hymnes
incongrus, des mots stupides, criant peut-être « je t’aime », ou « je me fiche de tout », ou « je vis », une pluie
qui me ferait l’égal de cet arbre qui, d’avoir été mille fois dépouillé,
d’abriter en son tronc, sous l’écorce, des insectes qui le ruinent, essaie de
se tenir debout face à tout, face à cette détresse sans borne et cette
inextricable beauté d’un ciel déchiré sur la terre.
Peut-être est-ce pour cela que je vous écris, Clara , pour cette
déchirure. Pour ces regards que je ne puis croiser sans baisser les yeux, sans
même savoir ce qui gît derrière eux, comme si, à l’extrémité de j’ignore quelle nuit, une neige tombait, dont
je ne saurais retenir que d’infimes étoiles bientôt fondues entre mes doigts et
pareilles à des larmes.
Puis à nouveau , le ciel. Les pierres nues. Et, devant moi, la
lente, l’invincible crue de la lumière. Je vous ai longtemps contemplée. Me
retournant une ultime fois, vous paraissiez sourire à l’inacceptable.
Derrière le parc, un chemin secret entre deux murs. Passage
étroit, préludant à quelque initiation. Parmi les grès, des blocs de tuf fourmillant de traces végétales :réseau de
feuilles, de tiges, morceaux de bois inscrits en creux, mémoire d’une boue sans
âge où pourrissait la vie. Il y avait quelque chose de poignant dans cette
sente. La certitude peut-être, irréfléchie, qu’on ne parvient jamais à combler
la faille où l’on erre, rêvant à des visages ou fomentant, du plus loin de ses
songes, des paradis brisés, des édens invivables.
Ma vie, Clara, qu’est-ce donc que ma vie ?
Une promenade obstinée sur une berge. Une déambulation
hasardeuse.
J’aurai vu, de l’autre côté, la lèvre où je crus devoir vivre.
Pour ne pas crever tout de suite. Pour continuer à marcher sous la pluie.
Serrer tout contre moi cette femme que j’aime. Et si rien n’aura été qu’un trou
béant, qu’une patiente, peut-être irrévocable déchirure, c’est ici, arpentant
une à une les journées ordinaires, que je tente de faire de mes jours autre
chose que leur banale insuffisance. Comme vous. Comme celle qui me sourit. Qui
est là. Seule. Criblée d’amour et comme foudroyée par la douceur lancinante des
étoiles.
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